Il faut croire que quelque chose de neuf s’est installé dans mon rythme quotidien, car, une fois Gésir mis en ligne, je ressens un manque. Chaque matin, tel un fumeur qui vient d’arrêter, je n’ai qu’une envie, non pas d’allumer une clope mais de retourner m’asseoir devant mon clavier. C’est alors que la découverte d’un site incroyable sur internet : Beautiful Agony me plonge dans des abîmes de trouble. On y voit, filmé par les intéressés eux-mêmes, le visage de centaines de garçons ou filles en train de se masturber. Le visage exclusivement, j’insiste. Et c’est toute la beauté de la chose : l’expression commune, mais tellement réinventée à chaque fois, de l’orgasme sur ces visages de toutes origines a quelque chose de vertigineux. Comme si surgissait la preuve définitive que chaque être humain est aussi universel qu’unique !
Bien conscient de m’attaquer alors à quelque chose de très périlleux et qui va probablement me conduire à mon seuil d’incompétence, l’envie du challenge reste la plus forte et je me lance un défi, celui de traduire en mots les sortes de sonates, adagios, rocks endiablés ou autres boléros émotionnels que l’on voit se déployer sur ces visages.
Et puis au bout d’une semaine, c’est parti ! Comme découvrant le sujet de mon propre texte à mesure que je l’écris (une sensation que j’ai souvent eue dans mon activité de cinéaste, au moment du montage principalement) l’idée directrice d’un nouveau projet d’écriture s’impose à moi comme une fringale, comme un truc que je ne vais plus pouvoir contrôler : partir de la description de ce visage en gros plan pour, au delà, raconter ce qui se passe dans les têtes respectives des deux membres d’un couple en train de faire l’amour. Ce que lui pense, ressent, se remémore en voyant, tout près du sien, son visage à elle ; et ce qu’elle convoque, éprouve, se dit en voyant à dix centimètres du sien, son visage à lui.
Alors, six minutes étant (mais j’avoue que je n’ai jamais chronométré…) la durée qui me semble approximativement nécessaire et suffisante pour un acte de chair normal et abouti, la structure du roman se met en place autour de ce chiffre. Ce sera le titre du livre, son unité de temps aussi, et six sera le nombre de ses chapitres : trois pour lui, trois pour elle.
Ils ne se connaissent pas et tout les oppose. Lui est un enseignant retraité, quintessence de la raison érudite et rangée ; elle, une jeune vendeuse bourrée de ces blessures que laisse une enfance fracassée. Pourtant, dérapage de la vie hormonale, les voilà qui se donnent l’un à l’autre pendant six minutes d’abord sur un canapé de cuir, puis sur le tapis turc qui est en dessous… Six minutes faites de désir et de plaisir bien sûr, mais aussi d’espoir, de possession, d’amour et même de haine… Ces sortes de molécules dont est faite l’union charnelle et, par delà, la personne humaine.
Je dois dire, pour être franc, qu’au moment d’attaquer la rédaction du point de vue féminin sur la chose, un vrai doute me prend. Comment faire pour raconter ce que le garçon que je suis n’a jamais vécu et ne vivra bien sûr jamais ? Comment approcher ce qui est authentiquement en jeu chez une femme dans un moment tel que celui-là ? En interviewant des copines ? En faisant écrire cette partie du livre par une auteure collaboratrice? Et puis, au risque de me casser la gueule, je me dis qu’homme ou femme, hétéro ou homo, ce qui prime en fin de compte est notre humanité commune. Fi donc des assignations de genre ou des folklores érotiques ; rien ne m’empêche de me projeter dans le sexe opposé car mon entreprise étant affaire de visages, ceux-cis ne sont pas encore (littérairement parlant du moins) chasse gardée.
Dernier détail : une fois rédigées les deux paritaires parties : même nombre de pages, mêmes évènements vus du point de vue masculin d’abord, féminin ensuite, l’affaire me paraît brusquement trop carrée, trop systématique. Une sorte de thèse de troisième cycle sur le rôle de la différence d’âge dans la sécrétion de cyprine. Alors je mélange tout. Chapître 1 (lui) pour commencer, mais chapître 4 (elle) pour suivre, et ainsi de suite… Il me semble que « l’enchevêtrement des êtres dans leur acte d’amour » trouvera-là une sorte d’apothéose paginale…
Mais les Papes germanopratins, ne sont pas de cet avis. 11 envois seulement (je n’y crois plus ce coup-ci ; c’est pour la forme) et comme prévu 11 refus ! De sorte que je n’attends même pas toutes les réponses avant de signer, à l’automne 2015, une troisième fois avec les Editions du Net… Il y aura sans doute, comme d’hab, très peu de lecteurs mais au moins Louis Calvel est arrivé au bout de son défi. https://www.leseditionsdunet.com/search.php?search_query=six+minutes